mardi 7 mars 2017

Michel Henry : la vérité de la vie


Grâce à Michel Henry  

"Il y a 30 ans, Michel Henry publiait La Barbarie, un essai qui devait être son plus grand succès en termes de vente et suscita de nombreux débats et polémiques. Aujourd’hui il est étonnant (et navrant) de constater combien ces analyses consacrées à l’impact des technosciences sur nos vies, le rôle des médias et leur déculturation grandissante (pensons, par exemple, aux multiples formes de « télé-réalité ») sont d’une actualité et d’une pertinence qui les rendent plus que jamais nécessaires. Ce livre a connu de nombreuses rééditions. Il est aujourd’hui publié par les P.U.F." écrit Roland Vaschalde dans La Gazette d'Aliahova, une publication qu'il consacre à l'actualité de la pensée du philosophe Michel Henry. Pour rendre grâce à ces deux penseurs, je publie le texte d'une conférence de Roland Vaschalde tenue dans le cadre du séminaire du Centre d’Ethique contemporaine consacré à Michel Henry, à l’Université Paul Valéry de Montpellier au cours de l’année 2014-2015.



Conférence de Roland Vaschalde intitulée Michel Henry : la vérité de la vie, réalisée pour le Centre d’éthique contemporaine, le 20 février 2014

Je commencerai par dire que le sujet de cette conférence n’est pas à mes yeux un philosophe parmi d’autres mais que je suis de ceux qui le tiennent pour un penseur majeur de toute l’histoire de la philosophie occidentale par l’originalité et la profondeur avec laquelle il s’est attaché, tout au long d’une œuvre considérable, à traiter une question étrangement peu présente chez beaucoup de philosophes privilégiant une interrogation sur les modalités de la connaissance rationnelle : que faut-il entendre par « la vie », et d’abord par « ma vie » ?

Michel Henry (1922-2002) qui, soit-dit en passant, a longtemps vécu à Montpellier et enseigné à l’université Paul Valéry, s’inscrit dans la tradition phénoménologique mais va immédiatement la subvertir en explorant le sens fondateur du monde-de-la-vie qu’il s’agira pour lui de penser de la manière la plus radicale en contestant l’origine grecque de la conception de la phénoménalité réduite à ce qui se montre dans l’extériorité du monde. La question centrale devient alors celle de la façon dont se manifeste toute chose, à commencer par l’être que nous sommes. C’est ainsi que l’œuvre fondatrice et définitivement incontournable s’intitulera L’essence de la manifestation, qui se donne précisément pour tâche de mettre à jour les structures fondatrices de toute révélation possible.

Reculant pour mieux sauter c’est dans ce travail que nous allons chercher, plusieurs siècles en arrière, le point de départ de notre présentation en lisant, dans ce premier livre publié par Michel Henry (page 72), un texte de Pierre Gassendi faisant partie des objections opposées à René Descartes. On pourra peut-être juger le texte simpliste en première analyse mais Michel Henry l’a précisément cité parce que la naïveté d’expression des épigones rend parfois plus évidents les ressorts ultimes d’une problématique en révélant explicitement l’horizon ontologique qui les détermine :

« Considérant pourquoi et comment il se peut faire que l’œil ne se voit point lui-même ni que l’entendement ne se conçoive point, il m’est venu à la pensée que rien n’agit sur soi-même…Et pourquoi pensez-vous que l’œil qui ne se voit pas en soi, se voit néanmoins dans un miroir ? C’est sans doute qu’entre l’œil et le miroir il y a un espace… »

Cette idée, qui est aussi celle du sens commun comme de la science classique, selon laquelle toute révélation exige pour être telle qu’une distance existe entre ce qui apparait et un sujet à qui il apparait, parcourt, selon Michel Henry la quasi-totalité de la pensée occidentale depuis la conception de la phénoménalité grecque comme advenue des ob-jets dans l’horizon lumineux du monde jusqu’aux présupposés fondamentaux de la phénoménologie « historique », celle de Husserl et de Heidegger

Si l’on considère la définition husserlienne de l’intentionnalité, aussi fameuse que fondatrice, selon laquelle « toute conscience est conscience de quelque chose » on voit bien comment il s’agit de cette même intuition, présente chez Gassendi sur un plan empirique, et qui se trouve élevée maintenant à un statut transcendantal. Elle nous dit, certes, qu’il n’y a pas d’objet sans une conscience qui le constitue dans sa visée mais aussi, et c’est là le point décisif, qu’il n’existe pas de conscience sans un objet dont elle est consciente.

En 1947, Michel Henry, alors jeune philosophe de 25 ans, a l’occasion , en compagnie de deux autres collègues de sa génération (Jean Beaufret et Henri Birault) de rencontrer celui que l’on considère alors largement comme le plus grand philosophe de son temps, Martin Heidegger, qui vit désormais reclus dans sa maison de la Forêt noire pour faire oublier son rôle obscur pendant la période nazie. Le maître les reçoit et leur prodigue un enseignement en forme de démonstration pratique de ce qui fonde sa pensée :

C’est une facilité langagière, dit-il, d’affirmer que ce livre « touche » la table. En réalité table et livre ne sont pas séparés, sont tous deux indistinctement parties de l’étant. N’ayant pas de « dedans », ni l’un ni l’autre n’ont pas non plus de « dehors » et ne peuvent donc pas être en rapport l’un avec l’autre. Il en va différemment de la main que je pose maintenant sur la table. Je peux dire qu’elle « touche » cette surface de bois car, même s’il n’existe évidemment pas de distance physique entre elles, elles sont néanmoins séparées par un écart transcendantal qui me fait sentir la table comme autre que moi-même, comme un ob-jet se détachant sur le fond uniforme de l’étant me permettant ainsi d’en prendre connaissance. Et ce que nous nommons subjectivité réside tout entière dans cette transcendance qui nous ouvre au monde en le posant à distance, nous faisant apparaitre tout ce qui apparait dans un écart qui fonde conjointement les deux éléments de la relation classique sujet-objet.

Michel Henry, bien que très jeune, est déjà en possession de ses propres catégories : il accepte et admire la démonstration mais n’en pense pas moins. La question qui l’intéresse, « sa » question, est la suivante : quel est le pouvoir qui donne la main à elle-même de telle sorte qu’elle puisse ensuite entrer en contact avec quelque chose d’autre ?

Nous commençons à apercevoir le point crucial à partir duquel la pensée henryenne va trouver sa particularité et son point d’ancrage définitif. Comme nous l’avons vu en cheminant depuis Gassendi jusqu’à Heidegger, la tradition philosophique s’accorde dans sa quasi-unanimité à reconnaitre dans la transcendance, dans l’horizon de visibilité du monde, la condition de possibilité de tout apparaitre et donc de toute connaissance, sous les espèces de la pensée, de la sensation, de la perception. Mais cette modalité d’apparaitre est-elle la seule possible ? Michel Henry va répondre à cette interrogation par une double et radicale négation : ce n’est ni la seule ni la plus essentielle.

S’opposant trait pour trait à la transcendance, il existe une révélation qui s’effectue sans médiation aucune, antérieure au surgissement du monde et qui ne dépend de rien d’extérieur, d’aucune démarche méthodologique ou théorique, d’aucune attitude psychologique, en laquelle l’apparaître et ce qui apparait en lui coïncident absolument. Ce mode d’apparaitre si souvent oublié ou inaperçu est pourtant ce qui constitue la chair de nos jours, la concrétude de chaque instant de nos existences. Sa formulation revêtira dans l’œuvre henryenne des appellations diverses selon le contexte et le niveau d’application de la théorie : immanence, affectivité, chair, mais surtout vie. Une vie qui n’a plus rien à voir avec les processus physico-chimiques en troisième personne qu’étudient les scientifiques mais qui se définit phénoménologiquement comme rapport immédiat à soi-même dans un s’éprouver irréductible, dans l’invisible de ce qui précède le monde et ses dimensions spatio-temporelles. Prenons un exemple, souvent cité par Michel Henry, celui de la souffrance (mais nous pourrions dire la même chose de la joie, l’autre modalité affective fondamentale, ou de toutes les autres possibles). Qui révèle la souffrance ? La souffrance dans l’auto-épreuve qu’elle fait d’elle-même, sans médiation d’aucune sorte. Que révèle-t-elle ? Elle se révèle elle-même, ne révèle rien d’autre que sa nature souffrante. Comment révèle-t-elle ? Par et dans cette expérience souffrante indéniablement présente et que rien ne peut mettre en doute.

Notons au passage que cette description nous conduit à rencontrer la notion de passivité ontologique qui est au centre de l’intuition henryenne puisque nous éprouvons tout ce que éprouvons ainsi sans l’avoir voulu, que nous en faisons l’épreuve, au deux sens du terme. Et que cette passivité est aussi bien ce qui permet à Michel Henry de reconduire la réflexion philosophique vers ce qui est à ses yeux la réalité la plus ultime, à savoir la subjectivité, en opposition aux « penseurs du soupçon » et aux formes contemporaines de négation ou de déconstruction du sujet prédominantes dans l’université au moment où s’élabore sa propre pensée (psychanalyse, marxisme, formes multiples du structuralisme …) C’est que cette affectivité dont l’immanence constitue le mode de révélation, ce se-sentir-soi-même primordial, est aussi bien la définition même de ce qui n’est rien d’autre que le sujet véritable : non un réquisit logique, voire purement grammatical, non un élément de la relation intentionnelle sujet-objet, mais la subjectivité concrète que nous sommes à chaque instant de nos vies en tant que nous en faisons l’épreuve.

La vérité, pour Michel Henry, n’est donc rien de l’ordre de la tautologie logique ou du cercle référentiel herméneutique, rien non plus de la résultante d’un processus historique de construction psychique : cet a priori absolu est cette ispéité mouvante parce que vivante qui lie la succession des tonalités affectives en une seule et unique existence par cette adhérence à soi qui les transit toutes et les rend seulement possibles. Une vérité d’autant plus concrète qu’elle ne concerne pas seulement la sphère d’une supposée « intériorité » plus ou moins autistique ou celle des opérations intellectuelles, mais se manifeste d’abord comme ce « corps subjectif » (que Michel Henry nommera plus tard « chair » pour conjurer le spectre de l’interprétation biologique naturaliste du corps) avec lequel je me confonds dans une suite ininterrompue de sensations, perceptions, sentiments qui me sont données à vivre.

En tant qu’elle est ce lien à soi impossible à dénouer qui fonde le passage d’une tonalité à l’autre qui se donnera à vivre dans une double passivité, chacune à l’égard d’elle-même et toutes vis-à-vis du sujet qu’elles constituent, cette subjectivité henryenne n’a rien d’une tautologie vide ou fermée sur elle-même, elle est au contraire cette ouverture obligée vers un devenir immanent qui ne cesse jamais de nous définir comme lieu de réalisation d’une affectivité vivante. De sorte qu’il est impossible d’enfermer la subjectivité dans une quelconque définition aussi définitive que réductrice et que je préfère utiliser ici le concept de « potentialité » qui donne son titre au dernier chapitre de la Généalogie de la psychanalyse (PUF, 1985) consacré précisément à ce qui caractérise l’être du sujet. La remarque est importante dans une perspective thérapeutique en général, et spécialement dans celle de la psychothérapie, car elle permet de poser les bases théoriques pour initier une démarche de soins brisant l’enfermement inhérent à la condition malade pouvant ouvrir vers un changement d’état dont la possibilité s’enracine dans la structure même de notre vie phénoménologique.

Ce que nous venons de découvrir, en suivant l’intuition centrale de Michel Henry, n’est rien d’autre qu’un renversement profond de perspective par rapport aux conceptions habituelles ou classiques de la vérité. La lumière du monde, qui révèle toute chose dans et par la dimension de l’écart et la position de l’objectivité va se voir, au contraire, considérée comme lieu possible de l’erreur, de l’illusion, de l’irréalité comme telle (songeons ici à l’hypothèse cartésienne du malin génie et à la possibilité que chacune de nos idées soit de nature intrinsèquement trompeuse). Une double irréalité, en fait, car non seulement il se peut que nous nous trompions en croyant avoir affaire avec la vérité, mais d’abord et plus essentiellement parce que ce milieu de révélation que la philosophie moderne appellera « le monde » est aussi bien le déploiement d’un espace de représentation du réel, au sens d’une « simple représentation », s’opposant à son être même.

2) Cette dernière thèse ne prend tout son sens que si l’on entend, comme nous venons de le faire avec Michel Henry, la réalité comme ce qui, précisément, s’oppose radicalement à toute forme de représentation et d’objectivation possible. Et cette nouvelle définition va, dans le même temps, nous donner la deuxième réponse négative donnée par Michel Henry quant à la primauté de la transcendance.


Main de chair. 2004


Souvenons-nous de la question posée à la démonstration heideggerienne : mais quel est le pouvoir qui donne la main à elle-même avant que celle-ci nous ouvre au monde de l’altérité ? C’est à définir ce pouvoir que Michel Henry s’est attaché inlassablement durant toute son œuvre. La main et la transcendance qui l’habite comme elle habite tous nos pouvoirs de constitution du monde (nos cinq sens, notre faculté d’intellection, d’imagination…) n’est ni la fonction la plus importante ni la plus originaire car elle est foncièrement non-autonome, incapable de s’apporter et de se maintenir dans l’être, dans son propre être. Certes, le sentir, sous toutes ses formes, nous donne accès au monde, mais il ne serait proprement rien sans ce se-sentir-soi-même qui le rend possible en le donnant préalablement à lui-même et que nous avons rencontré sous les termes d’immanence, d’affectivité c’est-à-dire, plus précisément, d’auto-affection, de passivité à l’égard de soi, d’ipséité originaire.

En tant qu’elle n’a besoin de rien d’autre pour être ce qu’elle est, qu’elle est la donation première et irrécusable, l’immanence de la vie constitue la réalité authentique et le véritable fondement de toute chose, y compris de la transcendance elle-même qui, sans ce lien à soi primordial qui la soutient dans l’être n’existerait pas. En réalité il faut aller jusqu’à dire que le monde objectif qui nous semble naïvement le plus évidemment réel n’est rien d’autre qu’une projection des pouvoirs subjectifs qui nous constituent. Que ce chemin de montagne abrupt et rocailleux nous semble « difficile » n’est que la traduction dans le langage du monde de l’expérience douloureuse de l’effort que notre corps subjectif anticipe à l’idée de le gravir bientôt : l’univers entier, réputé objectif, est d’abord et avant tout un cosmos affectif.

Une telle position n’est pas seulement remarquable d’un point de vue strictement théorique mais possède aussi d’importantes conséquences concrètes d’ordre éthique voire politiques. En effet, considérer comme le fait la science galiléenne, et les philosophies qui en sont les héritières, que la transcendance et son corollaire, la réalité objective, constituent la seule et unique source de vérité conduit à cet état qui caractérise notre modernité contemporaine et que Michel Henry a nommé d’un terme aussi fort que ce qu’il prétend dénoncer : la barbarie (cf. le livre éponyme, Grasset, 1987, puis PUF). Si la phénoménologie de la vie a un sens qui déborde largement le champ du savoir philosophique c’est qu’elle est aussi un outil de lutte contre toutes les forces hostiles à la protection et au développement de la vie qui prennent, notamment depuis le XIX° siècle, des formes aussi multiples que prépondérantes, toutes fondées sur la négation des individus vivants et des modalités affectives de leur existence  : systèmes politiques totalitaires et génocidaires, remplacement du travail vivant par des dispositifs machiniques, sciences humaines phagocytées par les savoirs et protocoles « objectifs », culture de la relation remplacée par une mainmise médiatique aussi pléthorique que vide de sens personnel, hyper développement incontrôlable des technosciences…

A ce moment de notre exposé, il est nécessaire de formuler une mise au point sans laquelle nous pourrions nous égarer dans une incompréhension hélas très souvent exprimée par nombre de commentateurs de Michel Henry sans doute ignorants des fondements de sa pensée, la décrivant comme un système tautologique autarcique incapable de rendre compte de la réalité extérieure, la seule d’ailleurs véritable à leurs yeux : immanence et transcendance sont toutes deux des structures phénoménologiques de révélation inséparables mais ayant chacune leur champ d’application propre, elles ne sont pas en rapport d’opposition mais de généalogie. L’immanence est l’immanence de la transcendance, la transcendance est la transcendance de l’immanence. Il y a bien sûr, chez Michel Henry, une prépondérance de la structure immanente, seule capable de s’apporter elle-même immédiatement dans l’être mais cela n’équivaut en rien à une quelconque négation du monde qu’il faut plutôt comprendre comme une construction dont il s’agit de rendre compte à partir de son soubassement subjectif et qui ne cesse d’être transi par celui-ci comme ce qui le rend possible (encore une fois, le pouvoir donnant la main heideggerienne à elle-même avant qu’elle ne déploie son geste vers le monde…)

En possession de cette intuition première qui ne sera jamais remise en cause, Michel Henry va, tout au long d’une œuvre qui va s’étendre sur près de quarante années, « faire travailler » ses concepts, selon une de ses expressions, sur la plupart des guises selon lesquels la vie et ses forces contraires cherchent à se manifester. Seront ainsi analysés et minutieusement fouillés les thèmes du corps : Philosophie et phénoménologie du corps, Incarnation, de l’économie et de la politique : Marx, Du communisme au capitalisme, de la science et de la technique : La barbarie, de l’art et de l’esthétique : Voir l’invisible, de la pensée religieuse : C’est moi la vérité, de celui de la phénoménologie elle-même : Phénoménologie matérielle, du statut du langage : Paroles du Christ, de la psychanalyse et du concept d’inconscient : Généalogie de la psychanalyse…

Contrairement à l’ordre chronologique, j’ai volontairement cité ce livre en dernier pour m’attarder plus avant sur une thématique plus directement centrée sur le sujet de ce séminaire, en exposant ou amplifiant certaines de ses thèses :

Freud fait l’objet chez Michel Henry d’une double appréciation. D’une part il salue chez lui cette intuition géniale qui le conduit à reconnaitre sous le concept d’inconscient la forme selon laquelle la vie se manifeste, en-deçà de la sphère de la conscience représentative et de la rationalité qu’elle fonde. Mais, hélas, cette première fulgurance qui voit dans l’affect la manifestation originaire de la vie qui ne peut en aucun cas s’objectiver en prenant place dans la lumière du monde, cède immédiatement le pas à une interprétation qui fait de Freud l’héritier tardif de cette longue tradition philosophique occidentale dont nous avons exposé les prémisses dans la première partie de notre cheminement. Dès lors le terme d’inconscient ne désigne plus que deux états limites de la conscience, trouvant en elle, par opposition, leurs caractéristiques et leur condition de possibilité, partageant avec elle la même structure de révélation sur le mode de la représentation et du langage – ce qui conduit finalement à la sentence fameuse de Lacan selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage » – : « Inconscient » signifie alors, de façon gravement réductrice, soit ce qui n’est pas encore conscient mais qui est susceptible de le devenir (par exemple par un travail d’interprétation sur des données qu’il s’agit « d’éclairer » ) soit ce qui ne l’est plus mais pourrait le redevenir (comme résultat d’un processus de remémoration cathartique.)

Que le sujet vivant originaire soit subrepticement remplacé par une instance psychique homogène à la sphère de la représentation capable d’en rendre compte, comprise comme un champ d’éclairement de processus obscurs, ouvre la voie à une possible dénaturation de la discipline psychologique en et par laquelle la vie affective immanente, qui est le seul sujet réel, devient alors un mode de connaissance parmi d’autres où, comme tout autre objet du monde, le moi n’est connu que médiatement via une série d’intermédiaires interprétatifs (tests, travail herméneutique, raisonnement par analogie…)

Si la vérité de la vie et de l’ipséité dont elle est indissociable est identique à l’affectivité il s’ensuit évidemment une conception de l’attitude thérapeutique qui relève plus de la relation humaine, de l’intelligence émotionnelle, que d’un ensemble de savoirs techniques, certes nécessaires mais non suffisants. Il ne s’agit pas, par exemple, d’établir un tableau clinique rassemblant des signes objectifs à interpréter, mais de cette approche de l’autre qui nous vient de la reconnaissance en lui de notre commune épreuve de la vie, des tonalités affectives qui sont aussi bien notre propre chair que celle d’autrui pareillement. En quoi se trouve fondé un regard foncièrement compassionnel et empathique qui seul peut aussi se charger d’un savoir qui déborde largement le domaine d’une connaissance de l’ordre de l’objectivité scientifique.



Charité. 2005



J’ai parlé « d’intelligence émotionnelle » pour reprendre une expression chère à ce séminaire. D’un point de vue henryen, elle serait une quasi-tautologie. Il n’y a, en réalité, de véritable intelligence qu’émotionnelle (même la soi-disant « neutralité » mathématique est elle aussi de nature affective) pour la raison essentielle que l’affectivité constitue la forme même de toute manifestation possible, et combien plus évidemment encore quand il s’agit des vivants que nous sommes.

C’est ainsi qu’il faut comprendre la formule henryenne saisissante, selon laquelle « la vie n’a pas de sens » et qui fait écho à la maxime d’Angelus Silesius qu’aimait citer Michel Henry, énonçant que « la rose fleurit sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit ». La vie n’a pas de sens si l’on entend par « sens » une signification visée par une conscience représentative ou un vouloir guidé par une rationalité intentionnelle. Elle est à elle-même son propre projet dans la suite ininterrompue des tonalités immanentes, dans ce lien à soi qui est identiquement désir de soi.

Dans la même perspective il faudrait aller jusqu’à dire que c’est l’émotion qui peut être déclarée intelligente en ce sens que seule la vie, de par sa nature affective essentielle, sachant immédiatement ce qui est bon pour elle,  est capable de fonder des valeurs et d’élaborer secondairement ensuite des systèmes éthiques ou philosophiques revêtant l’aspect de structures théoriques prétendument autonomes.

Que la « phénoménologie de la vie » porte aussi le nom de « phénoménologie matérielle », expression qui est le titre du livre éponyme dans lequel se trouve menée la critique de Husserl, est loin d’être insignifiant. Cela rappelle le souci constant qu’avait Michel Henry de souligner le caractère concret de ses thèses. Dire que la vérité est par nature affectivité transcendantale signifie que chacun de ses contenus est immédiatement éprouvé dans une expérience impossible à mettre en doute, qu’affectivité est aussi bien effectivité. Cela se donne à vivre comme ce corps subjectif, cette chair, que nous sommes et qui transcende en les rendant caduques les vieilles oppositions liées à la problématique de l’union de l’âme et du corps. Nous n’avons pas un corps, nous sommes un corps. Non ce corps biologique soumis à l’investigation in-finie de la science mais cette suite de tonalités affectives qui concernent tout autant ce que la pensée classique attribuait au domaine de la pensée pure. Il y a là, sans doute, matière à repenser largement une problématique de la somatisation, non plus entendue comme passage d’une sphère ontologique à une autre (de l’esprit au corps) mais comme l’expression originaire de la subjectivité réelle.

Pour refermer la boucle et conclure cette introduction je ferai retour vers son titre désormais peut-être davantage lisible dans toute l’ampleur de sa signification : parler de « philosophie de la vie » ou de « vérité de la vie » doit s’entendre, selon la riche ambiguïté du génitif français indiquant à la fois l’appartenance et / ou l’origine, en un double sens véhiculé par le concept henryen de généalogie que nous avons évoqué plus haut :

 Si une discipline comme la philosophie est justifiable et nécessaire, ce ne peut être qu’au titre d’une description attentive des modalités phénoménologiques selon lesquelles la vie se manifeste et qu’il s’agit de défendre contre les multiples atteintes théoriques et pratiques qui, aujourd’hui plus que jamais, visent à en masquer ou en détruire les caractères essentiels – sa subjectivité, son affectivité, sa volonté inhérente…

Il n’y a de philosophie authentique que celle qui a pour objet de dire la vie.

 Si une discipline comme la philosophie est justifiable et nécessaire c’est parce qu’elle est fondamentalement le produit de la vie qui, à partir de sa praxis vivante génère, sur le plan de la pensée, des catégories qui constituent ce que Michel Henry décrit, dans son Marx, l’idéologie en son sens le plus profond et le plus originaire.

Il n’y a de philosophie authentique que celle qui se limite à retranscrire et décrire sur le plan des concepts les expériences que la vie nous donne à éprouver à chaque instant comme la chair même de nos existences.

Texte : Roland Vaschalde 
Illustrations : Robert Empain : Main de chair, huile sur papier. 40 x 50 cm. 2004 Charité. Aquarelle sur papier 40 x 50 cm. 2005


Bibliographie de Michel Henry

    Ouvrages

    Philosophie

L’essence de la manifestation, PUF, 1963; rééd. en un vol., 1990

Philosophie et phénoménologie du corps : essai sur l’ontologie biranienne, PUF, 1965; rééd. en 1997 avec une préf. inédite

Marx : I : une philosophie de la réalité; II : une philosophie de l’économie, Gallimard, 1976; coll. Tel, 1991

Généalogie de la psychanalyse : le commencement perdu, PUF, 1985

La barbarie, Grasset, 1987; Le livre de Poche, 1988; PUF, 2001, avec une préf. inédite

Voir l’invisible : sur Kandinsky, F. Bourin, 1988; PUF, 2004

Phénoménologie matérielle, PUF, 1990

Du communisme au capitalisme : théorie d’une catastrophe, O. Jacob, 1990; L’âge d’homme, 2008

Vie et révélation, Université St Joseph de Beyrouth, 1996

C’est moi la vérité : pour une philosophie du christianisme, Ed. du Seuil, 1996

Le bonheur de Spinoza, Université St Joseph de Beyrouth, 1997; PUF, 2004

Incarnation : une philosophie de la chair, Ed. du Seuil, 2000

Paroles du Christ, Ed. du Seuil, 2002

Titres posthumes :

Auto-donation, Prétentaine, 2002; nouv. éd. revue et augmentée, Beauchesne, 2004

De la phénoménologie (Phénoménologie de la vie : I), PUF, 2003

De la subjectivité (Phénoménologie de la vie : II), PUF, 2003

De l’art et du politique (Phénoménologie de la vie : III), PUF, 2004

Sur l’éthique et la religion (Phénoménologie de la vie : IV), PUF, 2004

[Un tome V de Phénoménologie de la vie est à paraître fin 2014]

Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry : les derniers écrits de Michel Henry en débat, Ed. du Cerf, 2004

Entretiens, Sulliver, 2005; éd. revue, 2007

Le socialisme selon Marx, Sulliver, 2008

Pour une phénoménologie de la vie : entretien avec Olivier Salazar-Ferrer, précédé d’une Biographie de Michel Henry par Jean Leclercq et suivi de Perspectives sur la phénoménologie matérielle par Grégori Jean et Jean Leclercq, Ed. de Corlevour, 2010

B) Littérature

Le jeune officier, Gallimard, 1954

L’amour les yeux fermés, Gallimard, 1976 (prix Renaudot); coll. Folio, 1982; Librairie Jules Tallandier, 1977 (éd. augmentée d’un entretien avec Jérôme Le Thor)

Le fils du roi, Gallimard, 1981

Le cadavre indiscret, Albin-Michel, 1996

Romans [Le jeune officier; L’amour les yeux fermés; Le fils du roi], Encre marine, 2009


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